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Trois.1 : Synopsis anglais - Extrait gratuit #1

Dernière mise à jour : 20 juil. 2022

Découvrez ici gratuitement le premier chapitre de la trilogie Trois.1 : et comme il se doit, #Enjoy !


Chapitre 1 : un Soir de Pluie


Chiswick Park Station
En sortant de Chiswick Park Station, Lilie fit la grimace et rabattit sa capuche sur ses cheveux déjà humides. La pluie battante rebondissait sur les plaques disjointes du trottoir, formant des flaques à enjamber. Comme si devoir sautiller ici et là allait rendre le chemin plus plaisant…

Il faisait nuit noire depuis des heures, comme tout bon mois de janvier anglais : le soleil, découragé par un plafond de nuages gris, avait renoncé à tenter de prodiguer la moindre lumière dès quatre heures de l’après-midi.


Londres avait cette qualité des capitales : ses néons et ses réverbères prenaient avec éclat le relais d’un astre d’hiver chiche et frileux. Mais même la grande cité devait s’incliner quand le brouillard et la pluie avaient décidé d’y jouer match, comme ce soir.


Lilie ajusta les écouteurs de son lecteur dans ses oreilles, rangea une nouvelle fois ses mèches glissantes sous sa capuche, et trotta vers le pont sous lequel elle allait devoir passer pour rejoindre la petite rue où elle vivait.


Elle ralentit cependant assez vite : pressée ou pas, elle arriverait trempée chez elle. La musique qu’elle avait choisie n’était pas en rythme, ni avec la pluie, ni avec une course. La journée avait été trop stressante pour céder maintenant à toute pression, fût-ce celle des éléments.


Lilie se relaxa comme les basses langoureuses d’un morceau lounge[i] coulaient de ses écouteurs en ondes plaisantes vers son cou, son dos, jusqu’à ses mains aux doigts généralement crispés. Son pas marqua une allure plus lente, plus chaloupée. Elle laissa ses sens superficiels prendre les commandes de sa marche. Son regard se fit vague et ses lèvres s’étirèrent en un pli rêveur, son esprit totalement à la mélodie électronique et à la perspective de détente une fois arrivée dans son abri, son refuge, son Home Sweet Home.


Après avoir avalé un rapide repas chaud et pris une douche, elle s’enfoncerait avec délice dans son canapé, sous un plaid molletonné pour déguster devant son dernier jouet, un écran géant ultraplat qui occupait tout un mur de son salon, une de ses séries historiques préférées ; un de ces joyaux dont la BBC a le secret, avec des acteurs brillantissimes et des scénarios à vous faire oublier le monde extérieur. Et surtout, la tension d’une journée de travail sous la houlette d’abrutis pompeux auxquels le compte en banque tenait lieu de raison d’être[ii].


Lilie venait de passer la quarantaine, mais était de ces personnes auxquelles il est difficile de donner un âge au premier coup d’œil. Son visage pointu était presque juvénile, mais son regard gris-vert paraissait parfois très ancien. Ses cheveux blonds tendaient vers le blanc, si bien que personne ne savait quelle couleur l’emportait, ce qui n’aidait pas non plus à la "dater", selon son expression. Elle tirait un certain orgueil de ne pas être maigre comme la plupart des anorexiques à la mode du moment : elle au moins avait des formes féminines. Ses goûts vestimentaires allaient vers les tenues confortables et passe-partout, à commencer par des pantalons qui agaçaient prodigieusement ses employeurs très conservateurs sur le dress code professionnel féminin. Agacement qu’elle entretenait savamment en remplaçant de la façon la moins discrète possible, avant de quitter le bureau, ses strictes chaussures plates pour des baskets moelleuses. De toute façon, elle considérait, et l’avait bien fait comprendre à qui s’était mal avisé de lui en faire la remarque, que même en "casual", elle savait mieux s’habiller que toutes les working girls en tailleur uniforme triste et talons plate-forme, qui se voulaient fashion mais qui n’étaient, dans le meilleur des cas, que des pièges à entorses, au demeurant fort vulgaires.


Toute à sa musique planante poussée à fond, Lilie tourna dans sa rue pour se diriger vers l’une des sages et typiques maisons aux façades en briques brunes, plâtre peint en blanc et tuyaux d’évacuations pluviales noirs, bordées de leur réglementaire jardinet frontal. Elle ne vit pas le cycliste qui roulait en contresens, sans feux, pour rejoindre la rue principale.

Mais la voiture derrière elle, qu’elle n’entendit pas arriver, prenant le virage un peu trop serré, un peu trop vite, faillit bien l’emboutir. Un freinage violent, un coup de volant, et le cycliste dangereux fut évité de justesse, qui vint caler sa roue avant sur le trottoir, à quelques centimètres des genoux de Lilie, laquelle se figea dans un cri de frayeur.


Brutalement ramenée à la réalité par le danger, elle tendit instinctivement les mains en avant, prête à en découdre avec l’abruti en deux-roues qui roulait au milieu de la rue, sans lumière, en pleine nuit. Mais un vacarme de métal broyé, plus fort que la musique encore dans ses oreilles, détourna son attention.


La voiture avait évité le cycliste en faisant une brusque embardée, mais pas l’arbre que le trottoir trop bas n’avait pas protégé. Le fracas de tôle froissée fut accompagné de celui de verre brisé, comme la vitre avant droite explosait sous le choc.


Lilie arracha ses écouteurs et se précipita vers la voiture. Dans le bruit de la pluie, qui lui parut presque silencieuse après les sons électroniques, elle entendit des cris d’enfants. Le hurlement de terreur d’un petit garçon et les vagissements d’un bébé.


Arrivée à la hauteur du côté du conducteur[iii], elle vit par-dessus le toit de la voiture le cycliste, dans un acte de lâcheté peu commune, en profiter pour décamper. Lilie lui jeta un coup d’œil dégoûté, puis se pencha vers la portière à la vitre en miettes :


Sir? Are you all right, Sir?


L’homme, visiblement un peu sonné, agita la main et hocha la tête comme pour se remettre les idées en place. Son airbag s’était déclenché et l’avait presque assommé.


— Ça… ça va. Juste secoué.

— Vous n’êtes pas blessé ?

— Non, non…, je ne crois pas.


Il se redressa et tenta d’ouvrir la portière, mais elle était bloquée par l’arbre.


— Monsieur, vous ne pourrez pas sortir par là. Pouvez-vous essayer de passer par l’autre côté ?

Trois.1 : Synopsis anglais - SUV

La voiture était un grand SUV, de marque américaine, un véhicule au luxe qui se voulait discret sans y parvenir. Même avec un airbag déclenché, il y avait de la place pour se mouvoir dans l’habitacle. Assez souplement, l’homme projeta ses jambes par-dessus le boîtier de vitesses et glissa sur le siège passager.


Lilie s’occupait déjà de la portière arrière. La voiture avait pris le virage, puis l’arbre, assez de travers pour qu’elle puisse l’ouvrir. Le petit garçon qui pleurait à chaudes larmes lui tendit spontanément les bras. Elle se donna le temps de vérifier rapidement sa tête et son cou, puis elle se baissa pour le libérer de sa ceinture de sécurité, avant de l’extraire en le tenant contre elle.


L’enfant devait avoir dans les cinq ans, blond aux yeux bleus ; il tremblait et chercha son père dès qu’il fut sorti. Celui-ci avait presque arraché l’autre portière pour plonger sur le siège bébé où hurlait un bambin d’à peine un an. Il se battit brièvement avec les liens, avec force jurons où perçaient la frustration et l’angoisse. L’homme prit le bébé dans ses bras et le serra contre lui, pour le réconforter autant que lui-même de la peur qu’ils venaient d’avoir.


Il s’inquiéta dans le même temps de son aîné et le découvrit contre la femme dont il avait perçu la voix. Elle les examinait tous les trois chacun à leur tour avec intérêt, tout en murmurant des mots rassurants au petit garçon encore sous le choc. Cela éveilla sa méfiance d’abord, avant de deviner qu’elle évaluait simplement leur état.


Puis ses yeux se portèrent sur la voiture. Avant droit défoncé, vitre éclatée, rétroviseur arraché, pneu crevé. En pleine nuit, sous une pluie battante…


— La totale…

— Pardon ?

— Mon GPS est tombé en panne, et j’ai oublié mon téléphone !


Lilie comprit le scénario : un père de famille perdu qui cherche son chemin sans moyen de se repérer, de nuit, dans un quartier inconnu plein de sens uniques, qui tourne au hasard… mais le hasard fait mal les choses, et un crétin de cycliste au beau milieu de la route l’envoie dans le décor…


— Écoutez, Monsieur, j’habite tout à côté. Voulez-vous venir au sec chez moi ? Vous pourrez utiliser mon téléphone pour appeler chez vous.


L’homme la dévisagea avec autant d’incrédulité que d’incertitude.


— Garez juste votre voiture pour qu’elle n’empêche pas le passage. La rue n’est pas si large, une autre pourrait aller s’encastrer dedans. Mais pour les enfants, ne restez pas dehors sous cette pluie à attendre qu’on vous dépanne. Please?


Lilie posa le petit garçon à terre et, tout en continuant à lui tenir la main, elle tendit d’autorité son bras libre pour se charger du bébé, qui hurla de plus belle quand son père le lâcha.


L’homme regrimpa dans la voiture en repoussant l’airbag comme il put. S’apercevant qu’il n’avait même pas eu le réflexe de couper le moteur qui tournait toujours, il se grommela un reproche de plus, mais en prit le parti pragmatique de manœuvrer l’épave de quelques coups de volant secs et la garer aussi correctement que possible le long du trottoir. Il claqua rageusement la portière en ressortant, faisant définitivement tomber le rétroviseur. Lorsqu’il découvrit, à la lumière du réverbère voisin, que l’arbre n’avait pas une égratignure, son exaspération monta encore d’un cran.


— Les arbres anglais sont plus résistants que les voitures américaines, on dirait, commenta Lilie, qui avait suivi son regard. Euh, désolée…, ajouta-t-elle, penaude, en sentant son interlocuteur se raidir.


Le père de famille préféra finalement hausser les épaules, ouvrit le hayon arrière et attrapa un gros sac qu’il se mit en bandoulière. Le claquement du coffre refermé fut au moins aussi rageur que celui de la portière, et quelques miettes de verre supplémentaires s’éparpillèrent dans le caniveau noyé d’une rigole bouillonnante de pluie.


Lilie rendit au père son plus jeune fils, qu’il se reprit à bercer pour tenter de le calmer, sans grande réussite.


— Suivez-moi. C’est par ici, la prochaine maison.


Ils n’avaient pas fait deux mètres que la voiture bipa pour se verrouiller. L’homme ricana en levant les yeux au ciel et Lilie se retourna en souriant. Ses lèvres se figèrent quand elle vit enfin son visage pris dans la pleine lumière du réverbère. Très beau spécimen, du genre de ceux qui retiennent immanquablement le regard. Mais cela n’était pas ce qui avait troublé Lilie au point de la mettre très mal à l’aise, si bien qu’elle fut incapable d’oser détailler plus avant ses traits.


— Je connais ce type. Je connais ce type. Je connais ce type.


Mais comme d’habitude, le mantra ne fonctionna pas. À part cette persistante alarme qui lui disait qu’elle devrait le reconnaître, il n’y eut que l’habituel assourdissant silence de l’absence de connexions neuronales pour lui fournir une réponse.


Lilie se réfugia dans son attitude de secours réflexe : elle continua de sourire et se concentra sur autre chose. En l’occurrence, serrer la main d’un petit garçon trempé, perturbé et épuisé, guider la petite troupe vers la maison à quelques pas du lieu de l’accident, batailler avec la serrure de la porte bleue, chercher le bouton de la lumière de l’entrée. Quelques gestes qui lui permirent de donner le change, mais toujours pas la réponse.


Dans le vestibule, un escalier menait sur la droite à l’étage supérieur indépendant. L’appartement de Lilie était au fond d’un petit couloir, sur la gauche. Il était composé de la front-room au bow-window classique donnant sur le jardinet côté rue, d'un séjour avec une cuisine américaine attenante, d’une chambre et d’une salle de bains sur l’incontournable jardin arrière.


Si la disposition des pièces était typique d’un pavillon anglais partagé en différents appartements rénovés pour accueillir plusieurs locataires, la décoration surprit le visiteur. Elle n’avait rien de britannique, même dans une acception moderne du terme. Anglais et fier de l’être, il avait pourtant assez voyagé pour reconnaître que les choix de ses compatriotes en matière d’agencement d’intérieur étaient assez régulièrement rendus au ridicule, en comparaison du bon goût inné des autres cultures.


Les tons blancs étaient adoucis par des lumières chaudes, les meubles au design continental donnaient une atmosphère de confort, teintée du souci du détail soigné. Ici et là, des coussins, des affiches encadrées aux murs conféraient des touches de couleur accueillantes. Des bibelots de bonne facture, originaux, rendaient sans doute compte des destinations de vacances de l’occupante, mais en restant assez mystérieux pour laisser imaginer une histoire : des marionnettes thaïes, un Pierrot napolitain, du sable orangé dans une bouteille placée à côté d’un scarabée de pierre égyptien…


— Posez vos affaires, là, dit Lilie en indiquant le canapé du salon, je vais vous chercher de quoi vous sécher tous.


Surtout, se concentrer sur quelque chose à faire, ne pas montrer sa confusion.


— Je connais ce type, mais d’où ? Où ?


Il la regardait du même drôle d’air qu’elle avait vu cent fois : il s’attendait à ce qu’elle le reconnaisse. Où l’avait-elle déjà croisé ? Dans le quartier ? Dans le métro ? Au travail ? À quoi bon se poser la question, puisque la réponse, comme toujours, ne viendrait pas…


Lilie revint avec les serviettes. Son invité naufragé en avait profité pour déballer le sac, empli du nécessaire pour bébé. Visiblement à l’aise avec l’opération, il finissait de vérifier sa couche au petit qui continuait de brailler.


— S’il est propre, peut-être pleure-t-il parce qu’il a faim ?

— Ce doit être ça. Je vais abuser, mais puis-je utiliser votre micro-ondes ? Je vais devoir lui faire un biberon.

— Laissez, je m’en charge. Occupez-vous de votre fils. Et toi, mon grand, tu me suis ?


Attrapant le récipient et le paquet de lait en poudre que lui apporta le "grand" frère, Lilie prépara le biberon en un tournemain, tout en lui détaillant l’opération comme pour lui apprendre comment faire. Ce bavardage était une diversion comme une autre, pour l’enfant, le père, et elle-même. Pendant que la boisson chauffait à petite puissance, elle entreprit de retirer son manteau mouillé au gamin qui se laissa faire sagement. Elle lui frotta les cheveux avec une des serviettes, lui arrachant un sourire en faisant mine de lui décoller les oreilles et en louchant pour le dérider.


À la sonnerie du micro-ondes, elle ouvrit la porte et attrapa le flacon, en finissant de bien placer la serviette sur les épaules du garçon. Tout en secouant le biberon, elle assit l’enfant à la table du séjour, puis se versa une goutte de lait sur la main pour s’assurer de la correcte chaleur du liquide.


— Tenez, ça doit être bon.


L’homme qui l’avait contemplée s’affairer avec une précision de machine de guerre, prit le biberon, le testa à son tour. Sur un haussement de sourcil approbateur, il tendit la tétine au bébé qui s’en empara derechef. Le bruit de succion goulue remplaça les vagissements. Il y eut trois soupirs de soulagement au calme revenu.


— Eh bien, il ne parle pas encore, mais sait parfaitement se faire comprendre et obéir, constata son père.


Où Lilie avait-elle déjà entendu cette voix grave ? Elle était sûre qu’elle lui était familière.


— Bien, les autres messieurs ont-ils aussi faim ? s'enquit Lilie avec un sourire, en conservant les yeux sur l’enfant plutôt que sur le père, qui l’observait toujours avec cet air de se demander si elle faisait exprès de ne pas le reconnaître.

— Oui, moi !

— Je m’en doutais. Je n’ai pas grand-chose en stock pour faire un dîner pour trois sur le pouce… Peut-être… Ce n’est pas vraiment l’heure, mais est-ce que du chocolat chaud, avec mon gâteau spécial, te conviendraient ?

— Votre gâteau spécial ? demanda le petit garçon, une lueur de curiosité gourmande dans le regard.

— Un gâteau fondant au chocolat et aux épices… Bon, ça fait un peu beaucoup de chocolat, mais après ces émotions, ton Papa sera sans doute d’accord ? Il est garanti fait maison, rien qu’avec des produits bio…

— Papa ? Je peux, dis ?

Trois.1 : Synopsis anglais - gâteau au chocolat

Sur le signe de tête approbateur du père, Lilie ouvrit frigo et placard pour en sortir les ingrédients et les parts de gâteau conservées au frais. Son invité nota que le chocolat chaud serait aussi bio que le dessert annoncé : du lait frais microfiltré, du cacao maigre en poudre, du miel liquide, tous arborant des étiquettes de produits haut de gamme. La cuisine fleura bientôt bon le chocolat et les épices : cannelle, muscade, gingembre…


— Il y a des odeurs que je ne reconnais pas ; quels sont les autres ingrédients ? demanda le père.

— Clous de girofle et cardamome moulus.

— Ah ? C’est original. Je ne savais pas qu’on pouvait en mettre dans les gâteaux.


Lilie eut involontairement un petit sourire en coin, vaguement supérieur, qui l’agaça un peu, comme s’il était évident que dans un domaine aussi sophistiqué que la cuisine, elle n’espérait pas qu’il eût aucun talent.


Elle servit le chocolat chaud sitôt prêt et les parts de gâteau tiédi au micro-ondes, dans de jolies tasses et assiettes bleues qu’elle attrapa dans l’îlot central séparant la cuisine du séjour, avec des couverts et des nappes en papier assorties. La table fut si artistement préparée en un temps record que père comme fils en furent impressionnés. Le bébé dut rappeler sa présence en geignant lorsque son père, distrait, écarta la tétine de sa bouche.


— Vous êtes une hôtesse hors pair. Merci infiniment de votre accueil.


Et s’installa le silence que redoutait tant Lilie. Parce qu’elle savait qu’il allait falloir le briser, et que cela allait devenir embarrassant.


— Et je suis impardonnable, enchaîna son hôte. Vous venez à notre secours, vous nous ouvrez votre porte, vous prenez soin de nous… et nous ne nous sommes même pas présentés.


Une nouvelle sonnerie d’alarme retentit dans l’esprit de Lilie. Se présenter ? Ils ne se connaissaient donc pas ? Mais alors, d’où provenait la sensation de déjà-vu ? Pourquoi la regardait-il comme s’il s’attendait à ce qu’elle le reconnaisse ?


— Voici mon fils, Colin…

— Enchantée, Colin, répartit Lilie un peu trop vite, comme pour repousser l’échéance.

— Le petit glouton est Harry… et je suis Benjamin Carson.


Et voilà, le moment embarrassant était arrivé. Lilie sentit comme une pierre lui tomber au fond de l’estomac. La même pierre qu’elle ressentait toujours en ces cas-là, quand brusquement le lien se faisait entre un nom et un visage. Mais là, elle se tassa littéralement sur son siège. Comment avait-elle fait pour ne pas le reconnaître ?


L’un des visages les plus célèbres de la télévision britannique, pour commencer. Comme beaucoup d’acteurs du pays, passé par le théâtre et le répertoire shakespearien. Un chouchou du cinéma américain, qui siphonnait régulièrement les plus grands talents du Royaume-Uni, pour continuer. Un des artistes les plus doués de sa génération, touchant à tous les rôles, du film d’espionnage à la comédie romantique, en passant par le blockbuster de science-fiction pour ados, et naturellement la série qui l’avait fait connaître du grand public, intitulée "Clues". Bon sang, elle avait même des DVD de lui dans sa collection, dans la pile rangée en-dessous de son écran !


Et il fallait ajouter, évidemment, un sex-symbol qui rendait hystérique la moitié de la planète : un visage d’elfe un peu étrange, aux cheveux bruns bouclés et aux yeux bleus glacier presque bridés, au corps dont les metteurs en scène profitaient sans vergogne de la plastique pour déclencher les fantasmes aussi bien masculins que féminins. Le type même d’homme qui vous fait retentir toutes les sonnettes d’alarme mentales, parce que vous savez que vous allez perdre le contrôle de votre intellect, à cause de vos hormones qui vont partir en vrille.


Rien que ça. Et elle lui tendait un biberon sans ciller, juste en trouvant désagréable sa façon de sourire en coin.


Oh boy…


Lilie exhala profondément et choisit d’employer la méthode qui lui parut la plus adaptée en pareil cas (toutes proportions gardées, car là, tout bien considéré, elle n’avait évidemment jamais connu de situation similaire) : elle prit son courage à deux mains et mit sa fierté au placard.


— Je vous prie de m’excuser, je ne vous ai pas reconnu.

— Je vous en prie. Ça ne m’arrive plus si souvent, c’est rafraîchissant.


C’était dit avec presque une trace de soulagement, et une vraie humilité. Lilie aurait pu en profiter pour cacher sa honte, mais elle trouvait que l’honnêteté était préférable à la lâcheté.


— C’est gentil, mais vous ne comprenez pas. En fait, je sais très bien qui vous êtes. Maintenant.

— Vous avez raison, je ne saisis pas.

— Je souffre d’un trouble dissociatif qui porte le nom barbare de prosopagnosie.

— Vous ne reconnaissez pas les visages ?

— Je suis très impressionnée !

— Des acteurs connus en sont atteints. Après tout, la mémoire est un peu la base de nos talents… Je fais partie d’une association caritative de recherche sur les dysfonctionnements cognitifs. Alzheimer, évidemment, mais aussi d’autres désordres, dont celui-ci.

— Voilà qui est également rafraîchissant, de ne pas avoir à donner la définition complète !

— Ce doit être extrêmement handicapant, au quotidien ?

— Cela fait de vous une sociopathe de haut-niveau. Enfin, pour la version glamour. La version sombre est qu’on vous étiquète soit "imbécile attardée", soit "pète-sec qui prend tout le monde de haut". Cochez la case qui vous intéresse…

— Et du coup, vous en oubliez de donner votre propre nom ? sourit Benjamin.

— Oooh, désolée ! Oui, c’est un peu ça, pardon. Mon nom est Émilie Jourdain. Vous pouvez m’appeler Lilie.


En entendant le nom, et surtout la façon de le prononcer, qui trancha radicalement avec son anglais jusqu’ici impeccable, l’acteur ouvrit à son tour de grands yeux.


— Pardonnez-moi mais… C’est un nom français, cela, non ?

Oui, Monsieur. Je suis citoyenne française.

— Mais c’est impossible ! Votre anglais est…

— Normal ? soupira-t-elle.

— Oui ! Enfin, non ! Les Français ne parlent pas l’anglais comme ça ! Je suis bluffé !

— Je vis à Londres depuis des années, j’ai eu le temps de travailler un peu la question, vous savez.

— Ah non, ne dites pas ça : je connais pas mal de Français qui habitent ici depuis longtemps, ils ont tous gardé cet accent…

— Genre : aie speek anglishe wiv euh sexy frentch axent ? prononça Lilie en insistant lourdement sur les plus grosses aspérités.

— Euh, eh bien, oui… un peu comme ça.

— Désolée, je suis hors normes. Et vraiment Française. Nobody’s perfect.


Perplexe, Benjamin réalisa que lui acteur, censé posséder certains dons d’observation, avait manqué de déceler quelques indices subtils : la décoration continentale, le fait de proposer spontanément du chocolat et non du thé, les marques de produits alimentaires, le petit sourire dès qu’il avait été question de cuisine, jusque dans la manière de prendre les choses en main d’autorité… Bon sur ce point, il était prêt à convenir d’un préjugé largement répandu sur les Français : leur insupportable façon de toujours donner l’impression que s’il y avait une leçon de civilisation à dispenser, ils seraient les professeurs tout désignés.


— Colin se régale avec le chocolat tous azimuts, n’est-ce pas, Colin ? reprit Benjamin pour s’écarter d’un sujet où sa perspicacité n’avait pas brillé.

— Oui, Papa, le gâteau est super bon ! C’est quoi, un Français ?

— Quelqu’un qui sait bien faire les gâteaux, ça tombe bien, non ? répondit Lilie.


Colin approuva en enfournant une nouvelle bouchée. Benjamin sourit à la répartie, qu’il pensa, maintenant qu’il connaissait la nationalité de son hôtesse, très française. Comme si personne d’autre au monde que les Français ne savait faire des gâteaux, ou mieux que quiconque, évidemment… Il eut immédiatement un peu honte de ses propres clichés.


— Vous savez en tout cas parfaitement vous y prendre avec les enfants, dit-il, tâchant de trouver un compliment, comme pour se faire pardonner ses considérations intérieures.

— J'ai intérêt : j’en gère actuellement une quarantaine.

— Vous êtes enseignante ? Ce n’est pas énorme, comme classe ?

— Presque : je suis responsable informatique dans une société de la City. Et oui, cela fait une sacrée classe de mômes bruyants, capricieux, mal élevés et généralement incultes. Il vaut mieux savoir les tenir.


Benjamin éclata franchement de rire, révélant l’icône que les médias s’arrachaient. Avec ce plissement caractéristique des yeux, du nez, sa bouche étirée presque jusqu’aux oreilles, cette fois, Lilie ne pouvait pas manquer de reconnaître la star. Simplement, ici, dans le décor de son appartement, un bébé tétant dans les bras et un petit garçon barbouillé de chocolat à côté de lui, l’impression de décalage était totale.


Lilie refusa de céder au syndrome de la fan agitée, à perdre ses moyens physiques et intellectuels sous prétexte que la personne en face d’elle était un monstre sacré des arts. Elle s’accrocha au terme "personne". Son handicap s’avérait parfois un précieux allié pour traiter les gens de façon appropriée. Son corset de valeurs, bouclier pour survivre dans une société attentive au respect de l’attitude normée, lui permit de gérer la situation sans laisser la panique l’envahir. Ce qui paradoxalement établit une relation plus naturelle et plus détendue.


La partie anglaise de son éducation avait du bon. De là à conclure qu’elle avait choisi de vivre en Angleterre du fait d’une sociopathie culturelle propre au peuple local, en accord avec son problème, il y avait un pas qu’elle refusait de franchir, mais que ceux restés derrière elle en France avaient allègrement galopé.


— Maintenant que vous allez tous les trois beaucoup mieux, peut-être faudrait-il vous occuper d’appeler chez vous ? Je vais vous prêter mon téléphone, comme promis.


Benjamin se rembrunit. Il se rendit compte qu’il avait oublié, dans ces minutes à l’accent de simplicité, l’accident qui l’avait amené ici. Sarah allait être furieuse, évidemment. Il se crispa à l’idée de la scène qui allait immanquablement suivre.


Lilie prit le petit Harry qui avait fini par délaisser son biberon presque vide et se laissait aller à un sommeil digestif. Elle le coucha, calé dans des coussins, dans le creux du fauteuil jouxtant le canapé, enveloppé dans un plaid douillet. Benjamin la remercia d’un signe de tête tout en composant le numéro de son épouse. Il s’écarta de quelques pas, tournant le dos pour regarder à travers la bow-window la rue détrempée de pluie. Il apercevait de là l’épave du superbe SUV tout neuf, qu’il venait de ruiner.


La sonnerie d’appel retentit. Benjamin jeta un coup d’œil vers le séjour, où Colin racontait à Lilie, qu’ils avaient été rendre visite au Papa et la Maman de son Papa aujourd’hui, mais que sa Maman à lui n’avait pas voulu venir, parce qu’elle avait du travail. Lilie écoutait patiemment, mais Benjamin aurait juré qu’elle comprenait instantanément que quelque chose n’allait pas.


— Sarah Hamilton-Carson.


Le ton était sec. Forcément, elle devait se demander qui appelait de ce numéro inconnu. Une chance qu’elle ait décroché.


— Sarah, c’est Ben. Je t’appelle d’un téléphone qu’on m’a prêté.

— Ben, for God’s sake, où étais-tu passé encore ?


Benjamin prit une profonde respiration pour ne pas tomber dans le piège immédiat de la provocation.


— Tu sais très bien que j’ai emmené les enfants chez mes parents, qui ne les voient jamais.

— Mais vous deviez être rentrés depuis au moins deux heures ! Qu’est-ce que tu as encore fichu ?

— Nous sommes partis vers six heures, mais j’ai oublié là-bas mon téléphone. En faisant demi-tour pour retourner le chercher, j’ai pris la mauvaise sortie. En fait, le GPS était en panne. J’ai tourné en rond, et je me suis complètement perdu.

— Le GPS a bon dos. Et où es-tu, là ?

— Nous avons eu un problème en route…

— Un problème ? Quoi encore ?

— Un cycliste qui roulait à contresens…

— Tu es en train de me dire que vous avez eu un accident ? C’est ça ? C’est la voiture, tu as bousillé ma voiture ??

— De la carrosserie à refaire, rien de sérieux. Merci de t’inquiéter des enfants.

— Évidemment qu’ils vont bien. Si les enfants allaient mal, tu serais déjà en sanglots.

— Heureusement, tu serais un tel roc si le pire avait eu lieu…

— Oh épargne-moi tes sarcasmes, tu veux ? À quelle heure rentrez-vous ? Tu vas naturellement te désister pour le dîner de ce soir, c’est ça ?

— À moins que tu ne m’envoies quelqu’un pour venir nous chercher.

— Ah non, tu vas te débrouiller ! J’ai besoin de notre chauffeur pour la soirée, à laquelle je vais devoir trouver une histoire moins bidon que la tienne pour expliquer ton absence !

— Sarah, bloody hell, tu vas arrêter ton cirque de suite, et pour une fois contempler autre chose que ton nombril ?!?


Il avait élevé la voix, sa distinction naturelle évaporée sous l’effet de l’exaspération. Il se reprit aussitôt une composition d’un semblant de calme en sentant sur lui le regard de Lilie et de Colin.

Le petit garçon s’était figé et des larmes lui montèrent aux yeux.


— Papa se dispute encore avec Maman.

— Tu sais, les adultes prennent parfois une voix qui fait peur aux enfants, mais ça ne veut pas dire…

— Si. Ils se disputent tout le temps. Au début, ils s’arrêtaient quand on était là avec Harry, mais maintenant, ils continuent même si on les voit…


Lilie se mordit la lèvre. C’était une histoire comme il y en a tant, que l’on soit chômeur ou star de Hollywood. Un de ces naufrages familiaux banals qui la confortaient dans sa conviction qu’elle avait eu une sacrée veine d’y échapper. Ce petit garçon de cinq ans aux yeux noyés d’angoisse avait dans son malheur une certaine chance. Il y avait des enfants qui devaient fuir chez des voisins compatissants, pour se réfugier, tremblants de terreur, dans le lit de camarades effarés, les poings serrés sur les oreilles pour ne pas entendre les coups que se portaient leurs parents ivres de haine et d’alcool… Lilie chassa cette vieille image surgie de façon importune.


— Dis, tu crois qu’ils se disputent à cause de moi et de Harry ?

— Sûrement pas. Les parents n’ont pas besoin des enfants pour ça.

— Ah… ?

— Non. Ils ont des raisons de grands, et ça les regarde. Mais tu peux leur dire que tu n’es pas d’accord quand ils crient devant toi, que ça te fait de la peine. Je ne connais pas ta Maman, mais d’après ce que j’ai vu de ton Papa ce soir, je crois qu’il t’écoutera.

— Vous avez raison, en effet.


Le ton de Benjamin était très sec, et le regard bleu, glacial. Lilie rougit de honte.


— Des tas de gens s’imaginent qu’ils peuvent commenter ma vie parce que je suis dans les journaux, parfois même comme si je n’étais pas là, fit-il, cinglant. J’ai eu l’impression un instant que vous étiez différente, me serais-je trompé ?

— Pardonnez-moi, mais il était difficile de ne pas vous entendre. Je suis désolée, la situation doit être très pénible pour vous. Ce n’est vraiment pas votre soirée, tout va de travers…


Benjamin passa une main devant son visage, contrit. Son hôtesse n’avait guère fait preuve que d’efficacité, de tact et d’aide désintéressée alors qu’elle aurait très bien pu se contenter de passer son chemin et le laisser sous la pluie.


— C’est moi qui ai apporté mes problèmes chez vous de façon impromptue, s’adoucit-il. Vous avez raison, je suis un peu à cran. Je suis injuste avec vous, et je vous jure que ce n’est pas dans mes habitudes d’être un tel a.s.s.h.o.l.e., épela-t-il pour éviter que Colin ne comprenne.

— Ce n’est effectivement pas ce qu’il m’avait semblé voir de vous dans vos interviews, vous aviez l’air du type cool qui donne le biberon à son fils comme il récite Hamlet…


Benjamin l’examina d’un œil rond. Ce sens de l’humour à rebrousse-poil ne lui était pas familier. Mais il comprit qu’il n’y avait pas de malice dans ces propos, juste l’envie de détendre un peu l’atmosphère.


— Quelqu’un passe vous chercher, finalement ?


Il soupira.


— Non, je vais devoir me débrouiller pour trouver un taxi.

— Je n’ai pas de numéro dans la mémoire de mon téléphone, je prends toujours le métro. Attendez, je vais vous prêter ma tablette, c’est plus pratique pour naviguer sur Internet.


Lilie se leva et attrapa son sac large qu’elle avait posé sur la commode de l’entrée en arrivant. Elle en sortit une tablette dernier cri qu’elle alluma en s’identifiant de son empreinte digitale. Une fois déverrouillée, elle la tendit à Benjamin, sur une page Internet de recherche déjà ouverte.


— Joli engin. C’est vrai, vous êtes dans l’informatique.

— J’adore tous les jouets geek, quand ils sont utiles. Ici, vous pourrez naviguer et commander un taxi en ligne. C’est très pratique. Colin, Harry s’est endormi. Tu ne voudrais pas essayer de te reposer aussi, mon grand ? Il est tard, tu dois être fatigué après cette longue journée ?

— D’habitude, Papa me raconte une histoire…

— Ton père va être un peu occupé, là. Mais attends, j’ai peut-être une idée.


Benjamin s’était rassis à la table du séjour, commençant à tapoter sur l’écran pour chercher un moyen de rentrer chez lui et voir s’il pouvait organiser l’enlèvement de la voiture de Sarah. Lilie passa dans sa chambre, laissant la porte un instant ouverte. Benjamin y jeta un coup d’œil curieux : un grand lit impeccablement fait, un bureau encombré d’un écran d’ordinateur de bonne taille et un casque-micro haut de gamme, des étagères de livres nombreux mais bien rangés… Il regarda Lilie revenir avec un gros volume décoré comme s’il s’agissait d’une édition du Moyen-Âge. Les Contes de Charles Perrault, en français. Il souleva un sourcil intrigué.


— Colin, je vais te raconter les histoires comme on les dit aux petits enfants chez moi, en France. Tu ne vas pas comprendre les mots, mais je voudrais que tu les écoutes.


Elle s’assit sur le canapé de la front-room, et Colin vint s’allonger près d’elle, la tête sur un coussin à côté de ses genoux. Elle commença à lire :

Trois.1 : Synopsis anglais livre

— Il est des gens de qui l’esprit guindé,

Sous un front jamais déridé,

Ne souffre, n’approuve et n’estime

Que le pompeux et le sublime ;

Pour moi, j’ose poser en fait

Qu’en de certains moments l’esprit le plus parfait

Peut aimer sans rougir jusqu’aux marionnettes ;

Et qu’il est des temps et des lieux

Où le grave et le sérieux

Ne valent pas d’agréables sornettes.

Pourquoi faut-il s’émerveiller

Que la raison la mieux sensée,

Lasse souvent de trop veiller,

Par des contes d’ogre et de fée

Ingénieusement bercée,

Prenne plaisir à sommeiller ?

Sans craindre donc qu’on me condamne

De mal employer mon loisir,

Je vais, pour contenter votre juste désir,

Vous conter tout au long l’histoire de Peau d’Âne.[iv]


Benjamin resta le doigt appuyé sur la tablette, captivé. Son oreille entraînée lui indiqua que la voix était plus grave, plus chaude en français qu’en anglais. En acteur, il goûta immédiatement la diction bien posée, qui détachait délicieusement les mots. Sans avoir à comprendre du texte, les intonations donnaient à imaginer l’ouverture sur un monde magique. Il ne maîtrisait pas du tout la langue ; il se rappelait cependant, de ses cours de littérature, que le français n’a pas d’accent tonique dans les mots, au contraire de l’anglais, mais plutôt dans le rythme de la phrase. Il se laissa porter par sa mélodie inimitable, et cette façon de chuchoter en exhalant à la fin des mots-clés, à la veille d’une virgule, à la fin d’une phrase…


Benjamin jeta un coup d’œil derrière lui : Colin suçait son pouce, totalement calme, et fermait déjà les paupières.


— Cette femme est une fée ou une sorcière, au choix, se fit-il la réflexion.


Il eut une inspiration à ce moment. Lilie continuait de lire, elle ne s’aperçut de rien. Il relança l’écran du téléphone comme pour appeler un nouveau numéro et fit mine de tenter vainement de joindre un correspondant en s’y reprenant à plusieurs fois. Sa manœuvre réelle accomplie, il reposa le téléphone puis revint sur la tablette, comme si son appel n’avait pas abouti, nécessitant une autre recherche. En fait, il permuta d’application pour commettre une autre indiscrétion.


Lilie s’était arrêtée de lire. Colin dormait. Elle se leva précautionneusement pour ne pas le réveiller. Benjamin ferma l’application en catastrophe et lui rendit la tablette, revenue sur l’écran principal, et son téléphone.


— J’ai commandé une dépanneuse pour la voiture, elle sera enlevée demain matin à la première heure. Et c’est fait, pour le taxi. J’ai donné le numéro de ma femme, pour rire. Voir si elle serait capable de le renvoyer si le chauffeur appelait.

— Elle n’aurait pas le choix, si elle n’a pas l’adresse.

— La géolocalisation a l’air de bien fonctionner sur votre tablette, mieux que mon GPS, en tous cas… Le taxi n’aura pas besoin de la contacter, il sera là d’ici une dizaine de minutes.


Lilie entreprit de débarrasser les reliefs du goûter-repas : assiettes, tasses et couverts disparurent dans le lave-vaisselle, les serviettes prirent la direction de la poubelle. Benjamin trouva une éponge et lava la table.


Sentant le regard fixe de Lilie sur lui, il haussa les épaules.


— N’ayez pas cet air surpris. On peut jouer un super-héros à l’écran avec des tas d’effets spéciaux, et savoir encore réaliser ses propres cascades avec une éponge.

— Ne faites pas comme si ça vous arrivait tous les jours. Vous êtes flippant, à force de vous donner l’air normal.

— Vous me préfèreriez en star ?

— Et moi en groupie ?

— Non. Sûrement pas. Je dois vous remercier pour ça d’ailleurs. On ne m’avait pas traité avec cette simplicité depuis si longtemps… Bon, ce n’est pas tout à fait vrai. Mes parents sont comme ça, eux aussi. Mais venant d’une inconnue, c’est…

— Inespéré ?

— Ça a le goût d’un gâteau au chocolat et aux épices fait maison… Presque un goût de liberté.


Benjamin avait commencé à ranger le sac d’affaires de Harry. Il se tut sans plus regarder son hôtesse, un peu interloquée.


Un bruit de moteur et un crissement de freins caractéristique d’un taxi londonien lui firent dresser la tête. Lilie était déjà dans le couloir d’entrée dont elle ouvrit la porte pour signifier au chauffeur que ses passagers arrivaient.


Elle s’empara d’un large parapluie qui attendait dans un panier, et le déplia pour abriter de la pluie toujours battante Benjamin, qui sortit en portant Colin endormi sur son épaule. Il le déposa sur la banquette arrière sans que l’enfant se réveille, son petit manteau lui servant de duvet improvisé, et repartit chercher Harry, qu’il ramena lui bien réveillé et grognon. Il s’installa sur un siège à contre-sens. Lilie lui remit son gros sac à bandoulière et ferma ensuite la portière. Benjamin baissa la vitre et tendit sa main. Lilie sourit et la serra de sa façon directe et franche.


— On s’enfuit tout aussi brusquement qu’on est arrivés, là, mais encore merci. Pour tout. Vous avez été providentielle. Mes enfants et moi avons eu une chance inouïe de vous croiser, Mademoiselle Jourdain.

— Ce n’est rien Monsieur Carson. Ce fut un plaisir de vous rencontrer, vous, Colin et Harry. Rentrez chez vous et remettez-vous de vos émotions. Tout va bien se passer, maintenant.

— Je vais me creuser la tête pour trouver un moyen de vous remercier.

— Ne vous donnez pas cette peine. C’était une petite parenthèse entre humains civilisés.

— Vous ne nous oublierez pas ?

— Aussi vite que vous ! taquina-t-elle en riant.


Le chauffeur, pressé, fit légèrement avancer son taxi pour indiquer que les adieux traînaient en longueur. Il n’avait pas reconnu son client, qui de toute façon lui tournait le dos, et il s’en fichait. La course allait être longue, et il voulait se mettre en route. Benjamin remonta la vitre et fit un au revoir de la main.


Lilie secoua la main également et forma silencieusement les mots "Au revoir" pendant que le taxi déboîtait. Benjamin fronça d’abord les sourcils, puis comprit et forma un "Merci" avant de disparaître.

Lilie retourna vers la maison, replia le parapluie qu’elle déposa dans son panier, rentra dans son appartement. Elle éteignit la lumière du couloir, referma sa porte. Elle remit en place les coussins du canapé, les chaises du séjour, rangea sa tablette dans son sac, ramena le livre de contes dans sa chambre.


Elle prit une douche chaude, se sécha les cheveux. Elle s’arrêta devant son lit et s’aperçut qu’elle avait laissé traîner les serviettes qui avaient servi à éponger ses invités extraordinaires. Elle se fit la réflexion que sans elles, elle aurait pu croire avoir rêvé toute cette soirée. Une fois mises au panier à linge, cela pourrait être aussi bien le cas.


Elle enfila son pyjama, se glissa sous les couvertures, et rouvrit le livre de contes, à une autre page.


— MORALITÉ

Les diamants et les pistoles,

Peuvent beaucoup sur les esprits ;

Cependant les douces paroles

Ont encor' plus de force, et sont d’un plus grand prix.

AUTRE MORALITÉ

L’honnêteté coûte des soins,

Elle veut un peu de complaisance,

Mais tôt ou tard elle a sa récompense,

Et souvent dans le temps qu’on y pense le moins.[v]


Le livre lui glissa des mains comme elle s’endormit, bercée par le bruit de la pluie ruisselante contre les vitres de sa chambre.


Pour la suite, rendez-vous :

Droits d'auteur – 2018 E. J. Langlois

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COPYRIGHT © 75G91J5 (01/05/2018)



[i] À écouter : Claude Chagall – Obsession. [ii] Les textes en italique sont dans la langue employée dans le dialogue. [iii] Au Royaume-Uni, le côté du conducteur est à droite, puisqu’on roule à gauche. [iv] Charles Perrault, Peau d’Âne. [v] Charles Perrault, Les Fées.

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