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Trois.2 : Clair Obscur - Extrait gratuit

Dernière mise à jour : 20 juil. 2022

Découvrez ici gratuitement le premier chapitre du premier tome de la trilogie Trois.2 (et comme il se doit, #Enjoy ! )


Chapitre 1 : Coups de projecteur


Le bruit était assourdissant : des hurlements, stridents, hululés, allant et venant comme des vagues en tempête, s'évanouissant parfois tels des souffles d'écume, avant de reprendre leur intense rugissement. Les vibrations les rendaient encore plus insupportables, ondoyées non seulement par les sons, mais aussi par les trépignements.


—Allez, courage !


—Je ne peux pas, je ne peux pas, je ne peux pas, murmura Émilie, sur le point de s'enfuir.


—Ah non, pas de ça ! gronda une grosse voix rocailleuse dans son dos. L'échafaud, c'est par ici !


Une patte d'ours s'abattit sur l'épaule de la jeune femme qui, proprement terrorisée, faillit crier. Elle se mordit la lèvre, blême, pour étouffer son exclamation viscéralement paniquée.


—Franchement, tu as parfois de ces comparaisons…, réprimanda d'un ton désapprobateur une autre voix, celle-ci à l'accent anglais délicieusement stylé.


Marcus Grant releva ses lunettes cerclées de métal pour bien appuyer sa remarque. Son compère, Alistair McMillan, gloussa, au contraire plutôt satisfait de lui. Émilie ne savait déjà plus trop à quel saint se vouer ; elle se demanda si la complicité des deux hommes n'était pas en train de s'exercer à ses dépens. À ce stade, elle fut priée intérieurement de bien vouloir se calmer et de redonner les rênes à sa personnalité publique, sans doute plus appropriée pour faire face au défi annoncé. Lilie se recomposa un visage moins nerveux en prenant une profonde inspiration.


Il n'était plus temps de tergiverser, parce que de toute façon, il était trop tard pour reculer. Sur la scène du Centre de Convention, Jonathan A. Hobson, Jon.AH pour les initiés, finissait son introduction tonitruante de la série de tous les records : Clues, saison 5. Et vu le niveau de bruit ambiant, il avait même du mal à se faire entendre, son micro pourtant à pleine puissance.


Les fans qui avaient réussi à pénétrer dans le saint des saints, sur invitation spéciale ou tirage au sort à un concours de charité, étaient déchaînés. L'âge et le sexe n'étaient pas en compétition : ce serait à qui lancerait le cri de ralliement le plus haut perché, pour être remarqué à chauffer la salle et peut-être… des stars annoncées ?


Il y avait un an, une vie de cela, Lilie était dans cette salle, parmi eux, terrée entre les caméras des médias et les journalistes. Aujourd'hui allait être bien différent. Depuis les coulisses, le plateau lui parut minuscule en comparaison de la tempête mouvante des gradins. Impossible de distinguer un visage dans cette foule. Il n'y avait que des taches de couleur, celles des t-shirts bigarrés, des casquettes à l'Union Jack et des banderoles avec les portraits des acteurs sur des cœurs. Mais tout cela était noyé dans les éclats des projecteurs éclairant la scène.


Non que cela aurait changé grand-chose pour Lilie. Incapable de reconnaître les visages, elle n'avait déjà pas su, quand Jon.AH l'avait saluée à l'arrivée de l'équipe, comment l'appeler, malgré plusieurs réunions de débrief et son agenda électronique dûment renseigné. Heureusement, il lui avait suffi de se caler derrière Morgan Ford, pour grappiller l'information dont elle avait besoin et ne pas passer pour une pimbêche arrogante. Le volubile acteur avait parlé pour plusieurs, Lilie n'avait plus eu qu'à sourire et serrer la main tendue de l'animateur en répétant le nom entendu.

S'agissant de pimbêche… Lilie se sentit bousculée et grimaça lorsqu'un talon de Louboutin vint se planter sur son pied.


—Oooh, pardon ! Tu es si effacée, je ne t'ai pas vue !


Alexandra Harper était à cette seconde tout sauf désolée. Furieuse, jalouse, exaspérée, envieuse, mais sûrement pas désolée. Les yeux de Lilie virèrent instantanément à l'orage. Ça commençait à bien faire, cette petite comédie.


Depuis la diffusion, la veille, du dernier épisode de la saison 5, où Harper avait découvert, comme le reste du public britannique et en quasi-exclusivité mondiale, à qui elle n'avait pas donné la réplique, l'actrice écumait.


Elle se sentait humiliée. Pas seulement professionnellement, mais aussi personnellement. Comment Marcus Grant, le showrunner, Alistair McMillan et sa femme Susan, les producteurs, avec lesquels elle travaillait désormais depuis des années, avaient-ils pu la mépriser au point de ne pas la mettre dans le secret ? Tout ça ne pouvait porter qu'une signature : celle de cette Française intrigante, cette fausse souris grise.


Harper avait entendu bien des rumeurs, mais habituée—sans doute trop—aux ragots sans fondement des réseaux sociaux, elle n'avait pas voulu croire ceux courant sur cette Émilie Jourdain. Pourtant, elle l'avait vue venir. Un an plus tôt, ici même, elle avait commencé à montrer sa dangereuse morgue : elle avait humilié en public, sans sourciller, une de ses meilleures amies, star américaine d’un des plus gros blockbusters du moment. Juste après, elle s'était incrustée dans l'équipe de Clues. Depuis, elle était l'éminence grise de la production. Âme damnée, oui !


Harper avait failli étouffer en la reconnaissant dans les quelques scènes d'introduction de ce nouveau personnage, Rose S. N. Wolf. Pas besoin d'être grand clerc pour deviner qu'il allait devenir récurrent en saison 6… Ah, elle avait l'art de bien se placer !


Il faut dire qu'être la maîtresse du rôle principal, Benjamin Carson, devait avoir substantiellement aidé à l'avancement de cette subite carrière d'actrice… Harper en avait à peine cru ses yeux, en découvrant leur relation lors de la soirée de la première de la saison 5, chez Marcus et son mari, Philip.


Mais ce n'était rien à côté du coup de massue de l'épisode 9, lorsque la silhouette et la voix de l'autre nouveau personnage, Raymond J. Henry, étaient apparues dans quelques plans où elle, Harper, était censée le confronter. Non… ? Pas lui, tout de même ? La dernière scène de l'épisode 10 avait levé le doute : rien que ses mains, tapotant le bras d'un fauteuil, l'avaient trahi. Mais quand la caméra était remontée vers son visage, révélant son sourire de faux ange, ses yeux bleus un peu ronds, ses cheveux blond foncé, Harper n'avait pas attendu la fin du cliffhanger pour hurler de dépit : Tom Hayden !


Tom Hayden ! Et personne ne lui avait rien dit ! Pire, on l'avait délibérément évincée ! C'était une gifle. L'un des acteurs britanniques les plus craquants—et les plus bankables—après Benjamin Carson, et "on" l'avait mise à l'écart de ce formidable coup de pub !


Oh, Harper avait vite compris d'où provenait la manœuvre : cette Lilie de malheur avait bien tissé sa toile autour de la direction de la production. La saison 6, dont le tournage allait bientôt débuter, allait inclure Grant, les McMillan, mais également Carson et Ford… Elle les avait tous mis à ses pieds.

Les lectures des scripts n'avaient pas encore commencé, mais Harper avait dorénavant des raisons de croire la rumeur qui lui avait été rapportée : son rôle allait probablement être raccourci aussi rapidement que possible. Nul doute que Jourdain avait dû s'arranger pour la "tuer". À quel épisode Jane Mortensen, son personnage, allait-il être passé à la trappe ?


Si c'était ce que cette fichue "grenouille" avait en tête, elle allait être surprise. Harper avait un contrat en bonne et due forme, et son agent n'était pas du genre à renégocier à la baisse…

Toute à sa fureur, l'actrice ne fit pas attention à celle en préparation dans le regard de Lilie. Pourtant, pour qui savait les décoder, tous les signes étaient là : la mâchoire carrée, les yeux plissés, les sourcils froncés…


—C'est vrai qu'avec tes lunettes, tu ne contemples déjà que toi-même, alors sans…


Lilith était à deux doigts de mordre. Mais Lilie ne pouvait pas plus laisser son autre occupante intérieure agresser quiconque, qu'elle n'avait permis à la première de la pousser à s'enfuir de ces coulisses infernales.


Bien qu'elle ignorât les raisons de Harper de se montrer aussi chipie, Lilie se sentit fière de trouver en elle-même, la force de se retenir d'aboyer bien plus fort sur l'actrice. N'était sa détestable propension à se photographier à tout bout de champ, pour se mettre en scène et partager ses selfies sur ses comptes de réseaux sociaux, il aurait été épargné à Lilie, Ben et Tom, sans parler de Marcus et Morgan, de bien pénibles moments, un peu plus d'un mois plus tôt, à Paris…

—Mais où sont les beaux gosses ? s'interposa Morgan, peu soucieux de voir les deux femmes s'écharper en bord de plateau. Encore au barbouillage ? Hé, les filles, lâchez le fer à friser, on vous attend !


À la vérité, c'étaient plutôt les maquilleuses et les coiffeurs qui avaient du mal à laisser aller leurs deux "clients". Celle qui s'occupait de poudrer un peu plus le front de Tom, le dévorait littéralement des yeux. Au point qu'il finit par ouvrir l'un des siens, avec prudence pour ne pas incidemment y recevoir de blush, et la regarda avec une grimace qui se voulut gentille, mais claire : à force de lui passer le pinceau autant de fois sur le visage, il allait pouvoir se déclarer en état de harcèlement sensoriel, à ce rythme-là… La maquilleuse rougit, bafouilla une excuse, rougit de plus belle lorsqu'il lui prit la main et la baisa galamment en la remerciant de ses "bons soins".


Ben mangea ses lèvres pour ne pas pouffer de rire, lui-même soumis aux attentions d'un coiffeur visiblement gay, en train de lourdement s'enquérir de ses préférences sexuelles. Après tout, maintenant qu'il était divorcé et après ces quelques mois de liberté retrouvée, il devait "sans doute y saisir l'occasion rêvée pour explorer de nouveaux domaines de sensualité".


Si le garçon empressé avait su… Ben couvait du regard Lilie, autant que Tom de son côté. Et pour une bonne raison. Après une soirée mémorable, bien que le terme ne fût pas entièrement approprié à tous les égards, ils formaient ensemble ce que l'expression populaire, identique en anglais et en français, qualifie de "ménage à trois". Et côté exploration, il y avait de quoi faire…


Si au niveau intime, c'était déjà le cas, la vie courante était devenue… innovante. Chaque détail était matière à ajustement. Chaque petite attitude, chaque décision, chaque comportement de l'un des trois engageait la sensibilité des deux autres. Ils en étaient chacun conscients, jaloux et heureux.

Tout était à découvrir, dans leur relation privée comme dans leur façon de la vivre sans l'exposer. Ben, Tom et Lilie étaient tombés instinctivement et instantanément d'accord sur le premier de tous les points : leur trio n'appartenait qu'à eux et devait rester leur secret.


Cela aurait pu poser d'emblée le problème des apparences, en public, si depuis quelques mois, il ne se savait déjà dans leur milieu que Tom avait servi de paravent pour les médias, à l'histoire en train de se nouer entre Ben et Lilie. Par ailleurs, les deux hommes étaient amis d'enfance, la complicité entre eux, notoire. Tom était en outre le parrain du fils aîné de Ben.


La toile de fond offrait toutes les assurances à un œil non averti : que ces trois-là se voient souvent et mènent une vie de famille soudée, il n'y avait rien qui pût alerter quiconque, ni lancer de rumeur scandaleuse dont le monde du cinéma, surtout hollywoodien, était si friand.


Il y avait bien une anomalie suffisante à faire bruire les antennes ultra-sensibles des paparazzis et autres réseaux sociaux à l'affût du moindre commérage : Tom Hayden était devenu moine. Depuis ses dernières frasques à Ibiza, plus rien : pas un mot, pas une photo, pas une sortie avec une nouvelle conquête. La presse à ragots ne pouvait croire qu'après s'être encore récemment affiché avec la sulfureuse Taylor Rogers, le craquant beau gosse à la vie sentimentale réputée agitée n'ait pas accroché à son tableau de chasse quelque mannequin, comédienne ou chanteuse.


Les suppositions allaient bon train, autant que les filatures de paparazzis. Impossible pour Tom de se rendre de sa maison sur la colline de Beverly Hills à la villa toscane de Ben, sans traîner des motards à la poursuite de sa Ferrari 458 Italia blanche. Même son homme de confiance, Ra Shaun, avait été pisté, alors que l'acteur pensait être bien caché à l'arrière de son van. Jusque derrière les murailles de la propriété de Hollywood Hills, il n'y avait rapidement plus eu moyen d'avoir la paix : entre téléobjectifs dignes de Hubble et drones-espions, la pression se fit de plus en plus intense.


Le retour en Angleterre ne l'avait pas fait baisser, jusqu'au coup de génie de Lilie. Elle présenta son idée de diversion au cours d'un de leurs échanges via Skype, à Tom demeuré en arrière quelques jours supplémentaires à Los Angeles alors qu'elle-même, Ben et ses enfants avaient déjà rejoint Londres.

Lorsqu’un paparazzi lui beugla, à sa sortie de l'aéroport de Heathrow, "Tom, vous venez retrouver ici votre nouvelle fiancée ?", celui-ci stoppa net ce qui jusque-là ressemblait presque à une fuite. Comme soudain décidé à livrer un aveu capital, il fit face à la meute des "journalistes", qui en resta haletante d'anticipation, suspendue à ses lèvres. Sur une pose à moitié de défi et de moquerie, Tom passa sa main ornée de bagues d'argent et de bracelets de cuir dans ses cheveux blond foncé rebelles et produisit son sourire le plus craquant.


—Vous êtes si sûrs de tout savoir, n'est-ce pas… ?


Et puis il avait crânement coiffé la casquette à l'Union Jack. Entre le symbole de Clues, et la phrase clé de la saison 5, dont les deux derniers épisodes allaient être diffusés au Royaume-Uni, la réplique se répandit comme une traînée de poudre, dans tous les médias et les réseaux sociaux.


Ce fut une flambée de suppositions, de suggestions, de théories. Tom Hayden soutenait une fois de plus son ami Benjamin Carson, non ? Trop simple. Il y avait plus. Quoi ? Mais quoi ?


Dès les premiers épisodes de la saison 5, Clues s'était retrouvée dans le classement des dix séries les plus piratées au monde. Un succès en soi : il n'y avait pas de meilleure pub pour les marchés en dehors du Royaume-Uni, qui attendaient leur tour de découvrir la saison avec une impatience grandissante. Les diffuseurs étrangers, poussant face caméra des cris d'orfraie à ce vandalisme, se frottaient les mains en coulisse. Les retombées commerciales s'annonçaient des plus juteuses.


Dès l'épisode 3, où le nom de Raymond J. Henry fut cité pour la première fois, le public comprit que quelque chose de lourd se préparait. À l'épisode 5, l'intrusion de la mystérieuse bande de voleurs dans le British Museum, dérobant la fameuse pierre de Rosette, fit exploser les théories complotistes, templières et occultistes. Ensuite, les travaux d'installation d'un magasin de fleurs au pied de l'immeuble où résidait le personnage principal, Stanford Harrison, suscitèrent une nouvelle ligne de conjectures, les fans pointant immédiatement le lien entre l'enseigne de la boutique et l'énigmatique bouquet de lupins jaunes, laissé dans la voiture ayant sauvé leur inspecteur favori dans l'épisode 14.


Avec l'épisode 8, la fin héroïque et brutale du supérieur hiérarchique de Stanford Harrison et de son partenaire J. H. Walters, avait plongé le public dans la consternation, et les plus accros dans une transe prophétique. Depuis cinq saisons, ils savaient, ils avaient toujours su, qu'un sombre marionnettiste manipulait les ficelles des intrigues de Clues. Mais ils sentaient que la Révélation était proche. Le bouquet de lupins jaunes sur la tombe du commissaire ne fut pas éclipsé par le nouveau vol spectaculaire de rivières de diamants lors d'une vente aux enchères. Plus le détail semblait insignifiant, plus les clubs de fans levaient la piste comme des chiens de chasse.


La tension, déjà élevée, grimpa d'un cran à l'épisode 9, avec les premières images, furtives, floutées, de dos, de Raymond J. Henry. Cette voix ? Elle était connue… Oui, évidemment… Mais qui ? Qui ? La sphère médiatique s'emballa à l'unisson des sites Internet. Au bureau et en famille, au pub ou dans les émissions de télé, la question devint un jeu : #RJHEst, suivi de la réponse avancée par chacun. Les bookmakers lancèrent les paris, qui connurent presque autant de succès qu'un choix de prénom de bébé royal.


Après la sortie remarquée de Tom aux paparazzis à Heathrow, son nom rejoignit la vingtaine d'autres, des acteurs "pressentis" pour être le mystérieux personnage, mais pas nécessairement dans la liste de tête. Beaucoup de monde jouait le jeu du “c’est peut-être moi”, autant pour s’en amuser qu’apparaître dans le buzz.


Au soir de l'épisode 10, les rues du Royaume-Uni furent désertées à l'heure de la diffusion. L'excitation était à son comble : qui était cette fleuriste, nouvelle voisine d'un Harrison encore plus grincheux que d'habitude, avec ce drôle de nom de Rose S. N. Wolf ? Pourquoi insistait-elle tellement sur ces initiales, avec son air faussement innocent ?


Et que dire de cette piste vers l'Assassin, menant en Écosse ? De la course-poursuite dans les Highlands, derrière une silhouette qui s'échappait trop vite, à en devenir surnaturelle, pour finir par s'évaporer en ne laissant pour toute trace… que la pierre de Rosette abandonnée, dressée en pleine lande ? Avec à nouveau un bouquet de lupins jaunes enveloppés de soie noire posé dessus, et une carte de visite griffée de quelques mots ("Suivez Champollion") signée des simples lettres "A. L." ?


Mais la dernière minute de l'épisode 10 devait demeurer la plus fracassante de toute la saison. Harper tombait le masque de sa duplicité, taupe de Raymond J. Henry à qui elle faisait tous les rapports des informations les plus confidentielles de Harrison et de Walters. Sur les accoudoirs du siège du mystérieux nouveau chef de la police, ses mains tapotèrent avec agacement en examinant un jeu de photos, prises lors d'un enterrement, où encore un bouquet de lupins jaunes enveloppés de papier de soie noire lui sauta aux yeux.


Des iris perçants fixèrent enfin la caméra, et chacun des spectateurs resta scotché devant son écran. Bleus, un peu ronds, avec une lueur menaçante dans ces prunelles autrement connues pour leur malice. #RJHEst… Tom Hayden. L'hystérie déferla sur les réseaux sociaux comme la foudre et son coup de tonnerre.


Ce fut du délire. Les médias s'emparèrent de la révélation du dernier épisode de la saison 5, les journaux télévisés y consacrèrent des reportages. De la cour des écoles aux plateaux des émissions des chaînes privées et publiques, Raymond J. Henry devint du jour au lendemain l'objet de toutes les discussions et de tous les fantasmes.


Les demandes d'interview de l'équipe de Clues prirent une ampleur affolante. Les standards de la maison de production des McMillan, à Cardiff et à Londres, explosèrent. Le service de marketing, qui pourtant avait prévu le renforcement de son activité avec la conclusion de la saison, n'encaissa pas sans mal le choc de la vague de sollicitations.


Du côté des paparazzis, la chasse, qui n'avait jamais vraiment cessé, reprit de plus belle. Mais cette fois au moins, c'était pour des raisons que l'on pouvait presque qualifier de professionnelles. Tom, Ben et Lilie auraient pu pousser un "ouf !" de soulagement sur le secret de leur vie privée, s'il n'avait fallu redoubler de ruses de Sioux, pour espérer échapper aux vampires, bien décidés à braver la lumière du jour pour leur sucer le sang de la moindre parcelle d'information croustillante.

Jon.AH en ressentit des sueurs froides, l'espace de quelques heures. Il vit l'instant où son équipe lui annoncerait que, débordés par le tsunami des invitations prestigieuses de tous bords, les gens de Clues allaient annuler leur conférence à la Convention annuelle de fans. Mais non. Le coup de fil personnel de Susan McMillan le rassura.


—Ils viennent ? Ils vont vraiment venir ?


—Oui, Johnny Boy, détends-toi. Et tu auras tout le plateau.


—Même… ? Et même… ?


L'animateur n'osa pas dire les noms, tellement il craignit de voir s'abattre sur lui une malédiction, s'il se risquait à les proférer.


—Benjamin Carson et Tom Hayden, oui, rit franchement Susan.


—Tu es miraculeuse, tu es une grande dame, tu es la meilleure…


—Stop, stop ! Je sais tout ça ! taquina la productrice exécutive. Et je vais même t'avoir un bonus.


—Un… bonus ? Mais déjà avec ces deux-là, c'est le rêve !


—Eh bien, Marcus trouve que ce serait un plus de présenter une cerise sur ton gâteau…

Jon.AH n'avait jamais entendu le nom d'Émilie Jourdain, mais bénit inconditionnellement la suggestion du showrunner star du moment. Il est des choix qu'on ne remet pas en cause lorsqu'ils sont avancés par un tel génie.

Alistair McMillan avait déjà fait son entrée, sous les applaudissements nourris de la foule— signes de gratitude d'être celui qui avait porté leur série-culte sur les écrans ces cinq passionnantes saisons. Quoique son accent écossais commençât à lui valoir en soi ("enfin !" savourait-il) une certaine notoriété.


—Marcus, mon cher Marcus, venez nous rejoindre !


À l'appel de son nom, le showrunner fit un petit sourire d'encouragement à Lilie et lui tapota le bras. Puis il se retourna vers la scène et y grimpa. "Exactement comme un condamné à la guillotine devait dignement dire adieu à ses compagnons d'infortune", soupira une Émilie intérieure prête à se liquéfier.


Après des présentations d'usage, à la fois inutiles vu la réputation de Marcus auprès des fans, et indispensables pour qu'augmente l'anticipation, pourtant déjà bien élevée, Jon.AH entretint le suspense, à la grande frustration, parfaitement consentie, de son public. Puis il annonça Alexandra Harper, alias "Jane Mortensen".


Sous le coup d'œil assassin, à titre purement préventif, de Lilith, l'actrice s'abstint de la bousculer "par inadvertance" au moment de monter sur scène. Elle se contenta d'échancrer en geste de défi son chemisier ouvert sur une poitrine plate, mais le sourire goguenard de Lilie sur son propre décolleté, autrement avantageux, la fit étouffer de dépit. Elle retrouva cependant instantanément une contenance professionnelle et passa la rampe d'accès au plateau pour entrer dans son élément, la lumière des projecteurs. Elle théâtralisa son apparition, intelliphone à la main, en prenant plusieurs selfies avec la salle comble en fond. Si elle avait su à quel point Lilith en grinça des dents, elle aurait prolongé la séance.


Mais sous la houle des acclamations de la foule, Jon.AH avait enchaîné et annonçait "J. H. Walters". Morgan Ford fit une bise sur la joue de Lilie, et s'élança, gambadant, courant, dansant, vers ses collègues déjà en place à la longue table d'où allait se tenir l'interview. Il fit des baisers dans le vent, s'agenouilla devant Marcus et Alistair, chatouilla Harper qui couina.


Jon.AH trouva, dans l'art de son métier, un point de silence tout relatif du public, qui cherchait à reprendre son souffle après plusieurs minutes d'applaudissements soutenus. La tension se ramassa en un nœud palpable. Le grand moment allait arriver. Les têtes s'agitèrent, de droite à gauche, pour découvrir d'où allait apparaître leur personnage-culte. Il monta comme un soupir, d'innombrables respirations retenues.


—Vous le savez, rarement dans l'histoire d'une série de télévision, un interprète principal a concentré autant de superlatifs sur son nom… "Talentueux" ou "extrêmement doué" sont de pâles adjectifs. "Charismatique" est en dessous de la vérité. L'expression "présence intense" prend tout son sens à sa seule évocation… Nos amis américains ne s'y sont pas trompés, qui lui ont dernièrement décerné l'Oscar du Meilleur Acteur pour sa prestation inoubliable dans "Engrenages"… Il est là pour vous aujourd'hui, parce qu'il est et reste, j'ai le privilège de le dire, un être humain remarquablement simple et humble… C'est pour moi un grand honneur que d'accueillir sur ce plateau… Benjamin Carson !


Une décharge électrique parcourut la colonne vertébrale de Lilie, au frôlement des doigts de Ben contre sa main. Personne ne vit le geste, évidemment. L'acteur passa à son tour les panneaux des coulisses. Entre l'homme qui venait de lui glisser un sourire lumineux et celui qui pénétra sur la scène, il y avait des abysses. Le premier était l'un des amours de sa vie, le second un personnage de composition en représentation professionnelle. Personne à part Tom, Lilie et lui-même, ne savait ce qu'il avait traversé avant d'en arriver à cette fameuse soirée des Oscars, et c'était aussi bien6. Les légendes maudites avaient leurs aficionados ; mais rarement ceux qui en avaient subi les affres tenaient à les divulguer. En tout cas, Ben lui-même n'en faisait pas partie.


Après le quasi-silence, très relatif malgré tout, de la salle, le niveau sonore des braillements, hurlements, sifflements, trépignements atteignit un record qui laissa un instant Lilie pantoise. Il allait y avoir un accident, quelqu'un allait se trouver mal, des cordes vocales allaient se déchirer. Déjà, plusieurs filles manquaient de s’évanouir. Certaines étaient convulsivement en larmes.


—Merci, merci à tous de votre accueil… Merci, ça me touche vraiment… Oh, quelqu'un peut aider la jeune femme, au troisième rang, sur la gauche ? Elle n'a pas l'air bien… Si, ça va aller ? Vous êtes sûre, Mademoiselle ? Un peu d'eau ?


Et voilà. Il suffisait de pas trente secondes à Ben pour faire fondre son public. Il prit lui-même une bouteille d'eau minérale sur la table et s'avança au bord de la scène, pour la tendre à un service d'ordre bien en peine de la récupérer : vingt fans déchaînés voulurent s'en emparer. La jeune femme à qui elle était destinée finit par la recevoir, mais ne l'ouvrit pas. Elle la conserva contre son cœur comme une relique sacrée, sous l'œil envieux de ses copines.


L'interview débuta de façon assez classique, avec les questions de l'animateur sur le tournage de la saison (logiquement confidentiel), l'ambiance générale de l'équipe (évidemment bonne), les rapports entre les acteurs (de toute façon amicaux). Harper n'eut pas à se forcer sur la partie "secret absolu". Ce faisant, maquillant sa frustration en excitation devant la "bombe" du dernier épisode, elle introduisit le sujet qui commençait à peser lourdement sur les attentes de la salle.


—Marcus, Alistair, nous en arrivons à votre énorme surprise, le cliffhanger ultime de cette saison 5, où là, véritablement, vous avez fait très fort…


—Ah bon ? Vous trouvez ? gloussa Alistair.


—On se demande vraiment ce qui vous conduit à cette observation, ajouta suavement Marcus.


Un hululement de plaisir et de fausse indignation du public accueillit leur dérobade. Le fond de la salle commença à scander des initiales, qui coulèrent inexorablement jusqu'aux rangs plus proches, comme portées par une vague qui finit en déferlante : "RJH ! RJH ! RJH !!!"


—Oui, celui qu'on nomme désormais RJH : Raymond J. Henry. Le mystérieux chef de la police, celui qui est demeuré caché cinq saisons, celui que personne n'a vu venir…


—Un garçon très discret, n'est-ce pas ? s'amusa Morgan. Qui passe tellement inaperçu…


—Effectivement ! Au point qu'on ne sait pas où il se trouve… susurra Jon.AH. Quelqu'un a une idée où il pourrait être ?


Le public en resta muet d'étonnement. Une sourde angoisse le saisit. Comment ? On ne savait pas… ? Mais… ?

—Oh, rassurez-vous, "il" n'est pas bien loin.


La voix douce et un peu inquiétante, soufflée, mais amplifiée par un micro, retentit dans tout l'auditorium. Il y eut un instant de flottement. Les gens, les yeux sur la scène, constatèrent avec incrédulité que l'animateur et l'équipe de Clues ne se regardaient plus entre eux, ni même vers les coulisses. Ils avaient le visage tourné vers… le cinquième rang, sur leur gauche.


La foule hoqueta. Une fille poussa un cri strident, en se dressant toute droite puis en trépignant, saisie d'hystérie après avoir contemplé, d'abord médusée, le geste étrange de son voisin, qui tenait un micro à la main. Un homme jeune, qui l'avait un peu bousculée en s'asseyant, discret et anodin, auquel elle n'avait jusque-là pas prêté un regard. Il se déploya lentement du siège où il s'était tassé dans l'indifférence la plus totale des personnes autour de lui.


Il était bien plus grand que ne le laissait supposer son allure au départ ramassée. Il portait un jeans troué aux genoux, des pataugas montants et un t-shirt noir à manches longues, retroussées sur sa musculature à la fois fine et nerveuse. À ses poignets, des bracelets de cuir aux perles d'argent, à des doigts, des bagues du même métal. Il arborait une casquette à l'Union Jack, comme des dizaines d'autres fans présents. Mais sous sa visière, des yeux bleus malicieux sortirent de l'ombre, un sourire un brin carnassier, mais parfaitement charmeur, étira ses lèvres dans son visage d'elfe.


—Ça fait un bon bout de temps que je vous observe, tous… Et vous étiez si sûrs de tout savoir…


Le chef de la sécurité, pourtant protestant anglican, ne sut, lui, plus à quel saint se vouer7 pour prier que le plafond, les murs et le sol de la salle tiennent le coup de la clameur qui déferla, entre rugissements et applaudissements à tout rompre.


Ses subordonnés suèrent bien plus, qui durent veiller à ce que l'acteur parvînt à s'extraire du rang des spectateurs délirants au milieu desquels il s'était dissimulé, puis à descendre la rampe de l'auditorium, sans se trouver écrasé par une vague de groupies dressées dans un élan frénétique, rêvant de le toucher, voire de l'embrasser. Les personnes les plus éloignées formèrent une haie touffue, debout sur les sièges, en mode rafale de photos et de vidéos. Tom Hayden, ravi de son effet, prit son temps pour que tout le monde puisse profiter du moment, et finit par atteindre la scène, où l'attendaient ses équipiers de Clues, levés pour l'applaudir en éclatant de rire à son air cabot.


Seule Harper afficha une mine un peu figée. Elle n'avait fait la connaissance de Tom que quelques heures avant le début de la Convention. Il s'était montré poli, très courtois à sa façon à la fois assurée et agaçante, mais sans plus. Ou était-ce elle qui avait été intimidée ? Mais elle aurait parié qu'il était resté, en dessous de ses apparences séduites, parfaitement indifférent à ses charmes. D'autant que dès que Lilie avait paru… Pas de doute, la maîtresse de Ben Carson les voulait tous à ses pieds !


Tom salua Jon.AH d'une poignée de main cordiale, et rejoignit la table où Marcus, Alistair, Ben et Morgan l'installèrent entre eux. Harper se retrouva presque au bord extérieur de la scène, à son grand dépit. Elle plaqua cependant son sourire le plus performant sur son visage, auquel Tom répondit par un clin d'œil. Les fans enchantés relièrent aussitôt ce signe de complicité avec celle, dévoilée, de leurs personnages controversés. Dans le parterre de journalistes, quelques-uns ricanèrent. Tiens, tiens, un couple Hayden-Harper en formation ? Ce serait cela, le petit secret bien gardé du chéri de ces dames ? L'explication de ses allers et retours entre Los Angeles et Londres de ces derniers mois ?


—Alors, Tom, racontez-nous : comment avez-vous rejoint Clues ? interrogea Jon.AH.


—J'ai reçu un jour un coup de fil de mon compère, Ben Carson. Comme d'habitude, il a essayé de la jouer sur le mode détaché. Il n'a pas eu l'occasion de terminer sa petite présentation, bien obscure, d'une "idée bizarre" concernant Clues… J'ai compris qu'un rôle se libérait. Et pour moi, il était absolument inimaginable qu'il revînt à quelqu'un d'autre.


—Connaissant le goût du secret de la production, vous avez dit banco simplement sur un "teaser" de votre ami Carson ?


—C'est exactement ça. Oui, j'ai été pistonné, mais j'assume. Vous ne posez pas de questions superflues lorsqu'une telle opportunité se présente : je ne vais pas vous faire l'affront de rappeler toutes les qualités phénoménales de cette série, de cette équipe… et de ses fans !


Le sourire craquant de Tom parut s'adresser à chacune des représentantes du sexe féminin de la salle. Une bouffée d'œstrogènes s'exhala de cette partie du public avec des piaillements d'adoration. Lilie leva les yeux au ciel. C'était plus fort que lui, il ne pouvait pas s'en empêcher !


—Et puis, ajouta-t-il, la simple perspective de conserver le secret de mon "arrivée" pendant près de neuf mois, et donc de battre en quelque sorte un record de confidentialité, voilà le genre de pari qu'il était excitant de lancer. Ne parlons pas de la saison 6 à venir… Bref, pas moyen de dire non, sous aucun prétexte.


—Vous êtes en train de nous vendre que vous ne savez toujours pas, à cette heure, ce qu'il va advenir de votre personnage ?


—Non, comme Ben, Morgan, Alexandra ; nous ignorons ce qui va se passer. Quels nouveaux mystères nous attendent ? Quelles nouvelles révélations ? Aucune idée. Et ça rend les choses encore plus follement excitantes, vous ne trouvez pas ?


Prenant la salle à témoin, Tom ne pouvait manquer de soulever son approbation. Une vague de cris stridents et de sifflements lui confirma un soutien inconditionnel à son enthousiasme.


—Marcus, tout de même, vous allez bien nous en dire un peu plus sur cette saison 6, qui à peine la 5 dévoilée, suscite déjà toutes les spéculations ?


—Les fleurs seront toujours présentes…


—Ah, les fameux bouquets de lupins jaunes ! Nous allons découvrir le rapport avec la mystérieuse fleuriste ?


—Je crois que sur ce point, il vaudrait mieux interroger l'intéressée elle-même, ne pensez-vous pas ?


Le public applaudit vigoureusement à l'idée. Cette séance d'interview en direct dépassait toutes ses attentes. Les surprises et les temps forts s'enchaînaient sur un rythme soutenu, comme un épisode de leur série préférée. Voilà que maintenant, un nouvel indice allait lui être révélé…


—Ce serait avec plaisir, mais… qui est-elle ?


—Celle que vous avez découverte dans la silhouette de Rose S. N. Wolf est en fait bien plus que vous ne l'avez noté, précisa Marcus. Son nom figure deux fois au générique de Clues.


Pas peu fier de son introduction, le showrunner laissa les fans digérer cette information, les surprenant comme ils adoraient l'être. Quelques purs gourous des sites spécialisés autour de la série transpirèrent. Comment avaient-ils pu louper un tel élément ? Beaucoup préférèrent en sourire : encore un coup de Grant…


—Je suis particulièrement heureux de vous présenter non seulement, pour la première fois en interview, mais aussi à l'écran et derrière, ma collaboratrice à la conception des cinquième et sixième saisons de Clues


À l'appel de son nom, Émilie Jourdain prit une profonde inspiration, Lilith fit silence en elle… et Lilie entra à son tour dans la lumière.


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