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Trois.2 : Travelling Avant - Extrait gratuit

Dernière mise à jour : 20 juil. 2022

Découvrez ici gratuitement un chapitre du deuxième tome de la trilogie Trois.2 (et comme il se doit, #Enjoy ! )


Chapitre 11 : Étoile rouge


—Le Vieux-Port était trop petit pour le yacht, c'est tellement dommage. Nous ne voulions pas débarquer avec les croisiéristes de masse non plus… Nous avons alors été invités à emprunter la rade. C'est très… industriel, mais très proche de votre hôtel, donc finalement très pratique.


À la façon de Sarah de marquer les qualificatifs, il n'était pas difficile de comprendre qu'elle s'efforçait de ne pas paraître trop dédaigneuse. Néanmoins, personne ne pouvait lui donner tort.

Les bassins de radoub accueillaient certes les énormes bateaux de croisière, mais une fois délestés de leurs passagers en transit, ou en goguette dans les boutiques voisines du débarcadère au pied de la cathédrale byzantine de la Major. Sans avoir à soigner de clientèle touristique, le décor des quais d'Arenc était donc pauvre —voire minable.


Heureusement, juste en arrière-plan s'élevaient aussitôt les imposantes tours de la CGA-CGM1 et la Marseillaise, puis la ville dans son écrin de collines. Mais Marseille n'était ni Cannes, ni Monaco. Le dock était dédié à la logistique, lieu peu propice à la réception de navires de luxe comme le Red Star, ou plus exactement le Krasnaya Zvezda, battant pavillon russe.


Le service de gardes du corps de Benjamin et Tom fut remercié, pour le temps du voyage que les acteurs et leur entourage passeraient à bord du monstrueux yacht. Inutile de faire double emploi avec cette partie revêche parmi les soixante-dix membres de son équipage.


Lilie ne fut pas la seule à se raidir en repérant plusieurs clones patibulaires, au crâne rasé, les bras écartés pour cause de biceps stéroïdés. Occupés à arpenter lentement les ponts, ils promenaient leurs lourds fusils automatiques bien en évidence, à la limite de la provocation de leur fournir une occasion de vider leurs chargeurs. Leurs mines fermées devaient trahir leur frustration de ne pouvoir se défouler avec leurs jouets mortels.


Ben jeta un rapide coup d'œil à Tom, qui haussa les épaules, tout en serrant un peu plus son filleul contre lui. Quelqu'un dut s'apercevoir de la présence d'enfants parmi les nouveaux arrivants, car les molosses se firent soudain plus discrets, à défaut de devenir totalement invisibles.


Quand Colin avait parlé d'un "ami de Sarah avec un super-bateau", Ben avait certes imaginé un yacht de bonne taille, mais pas à ce point. La fortune colossale de son ex-épouse n'approchait même pas les moyens nécessaires à la détention et l'entretien d'un tel navire. Bon sang, combien de millions de litres de carburant cette baleine blanche engloutissait-elle pour traverser les mers ?


Il aurait dû se méfier. Sa discussion avec Sarah pour arranger le voyage s'était trop bien déroulée. Elle aurait dû hurler à son marchandage : elle ne pourrait emmener Colin en Méditerranée qu'à la condition que tous les autres suivent. Elle n'aurait pas droit à son fils aîné seul : le cadet l'accompagnerait… avec son père, Lilie, et même Tom. Ben n'avait eu aucun scrupule à ajouter au fur et à mesure Maggie, Sasha, puis Kevin et Audrey. Et à chaque fois qu'il avait appelé, pensant essuyer un refus qui aurait mis fin à leur accord, elle avait acquiescé.


Rien qu'à cela, il aurait dû comprendre : quel genre de yacht accueille sans sourciller autant de monde ? Sans poser de question sur le nombre de cabines à prévoir, ni la répartition des passagers entre elles ? Mais qui comporte son propre "service d'ordre", au point de ne pas nécessiter de renfort, celui de Ben courtoisement mais fermement prié d'attendre de reprendre sa mission au port de destination ?


Lilie avait découvert les villas de Hollywood et de Cannes avec émerveillement, pour peu à peu s'habituer à leur luxe forcément effréné, si ce n'était toujours du meilleur goût. Mais le mot le plus expressif de sa pensée, en pénétrant dans le premier salon d'accueil du Red Star, ne fut pas le plus délicat : "dégueulis d'or".


Il y en avait partout, des rosaces décoratives au plafond, aux tapis sans fin et si épais que Sarah n'y enfonçait ses talons qu'à ses risques et périls de sombrer. Il s'étalait sur les tentures, le revêtement des meubles, les lampes, les rampes, ourlait la vaisselle de porcelaine et de cristal, préparée pour une collation qui aurait nourri un village entier pendant des mois.


Le mobilier s'affichait affreusement lourd et pompeux, dans un style rococo surchargé de motifs, de bois précieux laqués, de leds chromés, de miroirs. La douce couleur vert amande unie de quelques plaids et coussins, venait tout juste soulager l'œil de cette débauche de matières riches, dont le seul message se résumait à un mot : "pouvoir".


Non, pas "richesse". On était au-delà de la pure possession matérielle. Un tel étalage ne s'expliquait que par la volonté d'enseigner très vite une leçon essentielle. Le visiteur devait immédiatement savoir qu'une présence dominante hantait ces lieux, où la sienne serait tolérée, à condition qu'il lui rendît un hommage dû.


La poigne ainsi instillée s'avérait à ce point pesante, que la vue sur la mer bleue figurait une voie de secours, un rêve de simplicité à portée de main. Ou ne faisait-elle que renforcer la lourde impression de n'être pas ici à sa place ? De se trouver captif d'une prison dorée, souris-jouet d'un chat qui ne tarderait pas à venir s'amuser ?


Sarah devait adhérer à ce genre de divertissement. Son sourire déjà révélateur, s'élargit lorsque Tom consentit enfin à lâcher Colin pour le laisser se jeter dans les bras de sa mère. D'abord impressionné comme tout le reste du groupe, le petit garçon oublia bien vite toute appréhension d'un lieu si nouveau et si fastueux, pour se précipiter vers la belle dame de ce château de contes de fées.


—Maman !


Et tout était dit pour lui. Sarah le reçut volontiers contre elle, sans pour autant quitter Tom des yeux. Celui-ci lui tourna simplement le dos. Il se dirigea vers la véranda vitrée donnant sur le pont arrière ouvert, et admira la vue. Une piscine extérieure, aussi grande que la sienne à Beverly Hills, glougloutait sous une cascade artificielle, tombée du niveau supérieur en deux pans d'un rideau aquatique, de chaque côté de la baie.


Tom avait besoin d'air mais stoppa sur le seuil. Plusieurs femmes, dans des bikinis proches du microscopique, bronzaient au soleil. Spectacle assez fascinant pour le réduire au silence et lui faire oublier les simagrées de leur hôtesse.


Sarah, rassurée de la distance prise par l'acteur, se détendit en caressant la tête de Colin et l'embrassa sur la joue du bout de ses lèvres laquées. Elle invita du geste Ben et Lilie à s'asseoir, sans se préoccuper du reste de leur groupe. Lilie fronça les sourcils mais Ben la devança.

—Harry aussi aimerait beaucoup un câlin de sa Maman.


Un éclair d'ennui dans les yeux noirs de la jeune femme trahit sa pensée : une corvée dont elle ne pourrait faire l'économie. Même l'impassible Maggie en pinça les lèvres.


—Oui, bien sûr, donne-le-moi.


Un ordre pour masquer son quart de seconde de recul. Harry passa des bras de son père à ceux de l'étrangère que Colin adorait. Mais elle ne lui faisait pas tant d'effet. Il savait qu'il devait l'appeler "Maman" comme son grand frère, et pas par son prénom, comme Maggie ou Lilie. Il ne comprenait plus pourquoi. Elle sentait bon, mais ça piquait aussi le nez. Maintenant, elle souriait… Mais quelque chose n'allait pas.


Harry se tint coi quand elle posa ses lèvres sur sa joue. C'était gras et humide. Il se frotta aussitôt après. Beurk… Et ce parfum… Ça piquait trop le nez… Il ne put se retenir d'éternuer avec vigueur, il n'essaya d'ailleurs même pas. Le résultat ne se fit pas attendre : il se sentit transporté immédiatement vers Maggie, qui le moucha d'une lingette apparue sans délai.


Voilà, la formalité était remplie. Sarah accepta une autre lingette de deux doigts aux ongles de verre, avec une mine mêlant avec art hauteur, indifférence et dégoût. Elle épousseta sa robe de lin blanc d'un geste négligent et un peu furieux à la fois. Lilie se nota mentalement de compter un jour le nombre d'émotions négatives que Sarah était capable de véhiculer en à peine quelques mouvements.


Ben maîtrisa à grand peine l'envie de secouer son ex-femme, tout en se félicitant intérieurement de l'instinct paternel viscéral qui lui avait fait exiger la garde de leurs enfants. Sans parler de son agacement de voir traiter les autres membres de son entourage comme s'ils étaient transparents et devraient se contenter de leur insignifiance.


—Tu connais…

—L'une de tes gouvernantes, oui, éluda Sarah avec une indifférence presque grossière. Cette jeune fille doit être votre nouvelle secrétaire, Lilie ? Et ces deux enfants, les neveux que vous avez recueillis ?


Chaque mot était destiné à faire comprendre à chacun sa place. Une domestique, une employée, des pupilles, tous redevables de leur situation subalterne.


Ben inspira pour se contraindre au calme. Il avait voulu jouer ce jeu, il avait entraîné ces personnes très importantes pour lui dans cette partie, il n'était pas question qu'ils en fussent les pions sacrifiables. Colin n'était pas un prix à gagner non plus.


—Notre précieuse Maggie veille sur nos enfants mieux que nous ne le ferions nous-mêmes. Sasha n'est pas secrétaire, elle est notre stagiaire durant le temps de sa formation aux métiers de la communication. Tu le sais, elle est la fille et la sœur de nos chers Mirlande, Ra Shaun et Joëlle. Nous sommes donc enchantés de sa présence. Quant à Kevin et Audrey, Lilie n'a découvert que tout récemment leur existence. C'était une splendide occasion de faire connaissance.


—Comme je vous envie, Lilie. Avoir des enfants sans avoir besoin de se déformer et de les accoucher…

—Sarah !


Ben se dit qu'il allait être très difficile de passer les jours à venir. Ce genre de scène lui rappelait soudain de pénibles souvenirs. Elle le faisait exprès, bien sûr. Odieuse, avec un sourire révélateur de sa profonde délectation à blesser. Il ne fallut pour s'en convaincre que sentir la main de Lilie se retirer précipitamment de la sienne. Pas besoin d'un coup d'œil à sa compagne pour savoir qu'elle avait pâli.


—J'aurai effectivement la chance de ressentir ce qui vous échappe, Sarah : leur estime, voire leur amour, même sans le titre de mère que m'aurait autorisée la suprême sensation de chier l'équivalent d'un ballon de football.


Ben ne comprit pas les mots crachés en français, mais le souffle choqué de Tom, pourtant toujours en train de mater les créatures à moitié nues du côté de la piscine, l'air outré de Sarah et les yeux ronds de Kevin le renseignèrent assez sur l'intention et le niveau de langage.


—Ma chère, vous faites preuve comme toujours d'un sens de l'adaptation remarquable, mais je ne crois pas que la gouaille légendaire de cette ville vous convienne vraiment...


Tom préféra ne pas écouter la suite de la conversation à fleuret non moucheté. La simple présence de Sarah suffisait à le hérisser, de toute façon. Sa réflexion en forme de gifle à Lilie n'avait pas atteint qu'elle. Quelque chose en lui s'était douloureusement crispé. Une pensée insidieuse, pénible, qui croissait depuis quelques jours, quelques semaines… Il ne parvenait pas à mettre le doigt dessus, mais cette petite méchante brûlure, soudain, se manifestait et il ne souhaitait certainement pas s'y attarder.


Il observa Maggie s'éloigner en tenant par la main Harry, pressé de gambader ailleurs que dans cette salle du trône où il n'y avait rien de drôle, et Audrey qui s'enfuit presque en courant. Colin fut plus difficile à convaincre, mais Sarah lui promit de le rejoindre "très vite".


Kevin eut un moment de flottement mais obéit sans râler au signe de la suivre de Sasha. Tom croisa son regard de princesse, errant suffisamment autour d'elle pour comprendre qu'elle jaugeait sans complaisance, non seulement Sarah, mais aussi la bande de filles en arrière-plan.


La jeune Haïtienne s'en fut, avec son page ravi, le menton levé pour signifier sa désapprobation totale d'à peu près tout ce qu'elle avait pu remarquer depuis sa montée à bord. Elle ne s'aperçut pas qu'elle adoptait une attitude de mépris assez similaire à celle de Sarah. Elle snoba le steward en pantalon blanc impeccable et polo bleu à manches courtes sur des biceps de body-builder, surgi pour conduire l'entourage de Ben dans ses quartiers.

En toute franchise avec lui-même, Tom était plutôt d'avis que le spectacle de la chair fraîche généreusement exhibée, à une dizaine de mètres de son poste d'observation, lui offrait un agréable dérivatif à la sensation négative qui l'envahissait.


Quatre poupées formatées pour le plaisir des yeux. Et le mot n'était pas trop fort. À s'y intéresser de plus près -ce qui, de toute évidence, était bien l'effet escompté…


Trois des naïades batifolaient dans l'eau comme si elles étaient en plein shooting photo, alternant les poses lascives aussi peu spontanées que possible. Elles devaient visiblement beaucoup à une chirurgie peu regardante sur l'aspect naturel des proportions mammaires. La quatrième, du coup, attirait plus l'attention, en tout cas celle d'un homme peu sensible à la plastique artificielle.


Comme ses acolytes, elle était grande et mince —Lilie aurait dit "maigre". Elle portait ses cheveux sévèrement serrés dans un chignon calé à la base de sa nuque. Si leur nuance parfaitement blonde devait quelque chose à son coiffeur, le professionnel était un virtuose des dégradés justement proportionnés d'or et de blanc. Impossible de connaître la couleur de ses yeux, et pas seulement à cause de la distance. Ses larges lunettes miroir ne renvoyèrent à Tom que son propre reflet, aussi insistant à détailler leur propriétaire que celle-ci à le fixer. Un sourire s'étala sur les pulpeuses lèvres rouge sang à peine bruni, exempt de toxine botulique —en réponse à celui de l'acteur, étiré par un réflexe génétiquement ancré dans ses hormones.


Tom plaqua son rictus pour ne pas le transformer en franche grimace lorsqu'un homme, d'une soixantaine d'années bedonnante et dégarnie, bronzé par les rayons ultra-violets d'une cabine trop longtemps utilisée, le cigare au bec, descendit d'une démarche de tsar l'escalier du pont supérieur. Vêtu de blanc, des chaussures en cuir précieux à la casquette à visière aux armes du Red Star, pantalon de lin froissé et chemise lâche ouverte sur un poitrail de taureau fourmillant de poils noirs grisonnants, d'épaisses chaînes d'or au cou massif, chevalières en évidence, le nouveau venu s'avança sans remarquer l'attroupement du salon, ou alors en l'ignorant superbement. Il se dirigea vers la piscine pour recevoir l'hommage piaillant des trois femmes-corps refaites.

Tom se raidit aussitôt sur une certitude, perdant un instant de vue la ravissante quatrième top model du lot. Sarah passa derrière lui, levée dans une sorte d'urgence, suivie avec plus de réticence par Ben et Lilie.


—Konstantin, très cher, que c'est aimable à vous de venir accueillir nos invités, minauda-t-elle en s'approchant du potentat.


Le bonhomme interpellé retira son cigare de la bouche pour le tendre d'un geste négligent à l'une de ses groupies serviles, qui le recueillit presque avec révérence.


Lilie trouva la démarche de Sarah un rien ridicule, tellement il était évident que l'homme, à coup sûr le propriétaire du mégayacht, aurait préféré s'occuper de ses poupées gonflées plutôt que de deux acteurs de renommée mondiale. Que signifiait l'obséquiosité marquée de l'héritière Hamilton ? Feinte, d'ailleurs, mais il fallait bien la connaître pour s'en apercevoir. Elle se forçait à se montrer déférente. Cette attitude devait lui être assez étrangère pour que l'effort lui coûtât. Tout de même, elle en faisait trop, à ce régime…


Le dénommé Konstantin se rengorgea et se frotta les mains.


—Alors, ce sont eux, les stars de Hollywood ?


À sa façon de reluquer Ben et Tom des pieds à la tête, il ne découvrait là rien de bien extraordinaire.

—Benjamin Carson, mon ex-mari, qui a reçu l'Oscar du Meilleur Acteur, et sa compagne, ma chère Émilie Jourdain. Leur ami Tom Hayden, dont le récent film a fait partie de la dernière sélection du Festival de Cannes… Je vous présente Konstantin Goloubov, acheva Sarah avec un rien de théâtralité, comme s'il était évident que le nom seul devait tout expliquer.


—Monsieur Goloubov, salua Ben, enchanté de faire votre connaissance. Je tenais à vous remercier de votre généreux accueil à votre bord…

—Je vous aurais cru plus musclé, non ?


L'anglais correct, sans trop de pointe d'accent russe, ne chercha pas à cacher une seconde, l'attitude d'un éleveur en train d'évaluer le potentiel a priori décevant d'un étalon.


Tom évita de croiser le regard de Ben. Inutile, il était trop bon acteur. Bien meilleur que lui, qui dut inspirer pour se forcer à serrer à son tour la main tendue du malotru.


—Nous pourrions vous donner quelques cours sur le sujet, si vous le souhaitez, pendant notre séjour à votre bord, proposa-t-il.


Son sourire carnassier relaya son regard braqué sur la bedaine débordant de la ceinture du Russe. Lilie manqua de pouffer, Sarah pinça les lèvres.


Ben cacha son amusement en se tournant vers les accompagnatrices de potentat qui ignora la pique, afin de les saluer à leur tour.


—Mesdames…


Il n'eut pas le loisir de poursuivre. Konstantin éclata d'un rire gras.


—Pas besoin de vous fatiguer à être poli avec elles, mon vieux, ce ne sont que des putes…


Lilie crut ne pas pouvoir retenir Tom de balancer au porc une droite dont il avait le secret. Mais elle fut devancée par la quatrième jeune femme. Sans rajuster le peignoir transparent flottant sur son corps de rêve, elle posa une main calme sur le bras de l'acteur. Ses ongles laqués de la même nuance que son rouge à lèvres, s'y enfoncèrent avec un soin étudié. Tom se figea à ce geste inattendu.


En un mouvement étrange parce que ni Sarah, ni Konstantin ne cherchèrent à le contester, la fille ouvrit la voie au groupe qui regagna l'abri du salon. Elle ne lâcha pas pour autant le contact physique avec Tom, littéralement hypnotisé. Quand elle constata que tout le monde était rentré, elle coulissa sans hâte la baie à la vitre teintée pour la refermer sur un léger chuintement.


—Bienvenue à bord du Krasnaya Zvezda, susurra-t-elle d'une voix de velours, avant de disparaître avec ses compagnes par un couloir intérieur.

—Oui, évidemment, grommela Konstantin. Installez-vous, prenez vos aises. Faites comme chez vous. On va vous montrer vos cabines.


Le pacha au regard désormais fuyant claqua des doigts et deux stewards se présentèrent presque au garde-à-vous, pour mener Ben, Lilie et Tom dans leurs quartiers.


—Je vous rejoindrai plus tard, leur annonça Sarah, sur le coup d'œil interrogateur de son ex-mari.

En fait de cabines, le trio fut conduit à deux suites contiguës, dont le style moderne refusait obstinément de se faire moins clinquant que dans le salon de réception.


—Avec tous ces chromes et ces lumières, on va devoir dormir avec des lunettes de soleil, grogna Lilie.

—Tu crois que ce mafieux a barboté quelques meubles à Versailles ? grinça Tom.

—Ce n'est pas parce qu'il est Russe qu'il est mafieux, contredit Ben, soucieux de ne pas laisser paraître ses propres doutes. Pas de déformation professionnelle due à nos scripts hollywoodiens, s'il te plaît.

—Ouais, hé bien, avoue qu'il entretient le cliché, avec ses tarifées. Bon sang, j'ai même cru un moment qu'il allait nous donner les prix pour nous en mettre un peu plus plein la vue ! Bon, blague à part, on fait comment pour s'organiser entre les chambres ?


Cette réflexion pragmatique tira un sourire presque soulagé à Lilie. Elle n'avait pas observé la fascination de Tom pour la concubine de Konstantin sans une certaine crispation. Le fait de découvrir la nature de ses "services" auprès du propriétaire du navire semblait avoir refroidi ses ardeurs. Mais elle avait assez mal vécu son regard fixe et sa moue gourmande vers une autre femme. Elle ne s'y habituerait pas.


Pendant que les invités s'installaient avec plus ou moins d'aise dans leurs quartiers, Sarah accompagna Konstantin en direction des ponts supérieurs. Elle ignora les membres d'équipage, déjà en train de préparer le prochain départ de Marseille : quelques livraisons de denrées alimentaires, le débarquement des ordures ménagères, des formalités avec la capitainerie du port, sous la surveillance sourcilleuse de la petite milice privée sur le qui-vive.


Pourtant à bord depuis près d'une semaine, Sarah n'avait pas encore une idée précise de la configuration du navire. Elle n'en connaissait guère que les points principaux. Un pont entier était réservé aux appartements de maître, qu'elle n'avait même pas complètement visités.


Sur la terrasse, les quatre filles attendaient l'arrivée du pacha ventripotent, qui déclencha à nouveau une envolée de couinements d'adulation. Les bras grands ouverts, Konstantin rassembla son troupeau et conduisit ses brebis bêlantes de joie à l'abri des ardeurs du soleil d'été provençal, dans l'ombre d'une véranda aux baies sans tain.


Sitôt le panneau de fermeture coulissant claqué, les masques tombèrent en une sortie de scène où chaque acteur connaissait son rôle. Le fantoche perdit instantanément sa superbe et s'amollit à vue d'œil. Les trois filles synthétiques lui tapèrent gentiment dans le dos et l'emmenèrent en riant hors de la pièce.


La top-model à la plastique naturelle resserra le lien à la taille de son peignoir aérien et se dirigea vers un canapé rouge foncé disposé face à la mer. Elle y prit place en position centrale, les bras relevés écartés sur le dossier, pour s'en accaparer la totale possession.


—Tu es bien sûre que cette comédie était nécessaire, Oksana ? questionna Sarah.


Elle aussi avait oublié Konstantin et ses accompagnatrices à peu près à l'instant où elle s'était assise sur un épais fauteuil proche du canapé.


—Indispensable, répondit la véritable propriétaire du Red Star avec un sourire satisfait.


Pour la suite, rendez-vous :

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